Revenu garanti pour tous, avec ou sans emploi, trois arguments

par la « Commission revenu d’AC ! »
samedi 24 octobre 1998
par  le réseau d’AC !

L’hiver dernier, la lutte des chômeurs et précaires a porté au grand jour les revendications d’une augmentation massive (1500 fr.) et immédiate des minima sociaux, d’une ouverture du droit au revenu pour les jeunes et réclamé partout en France des aides financières d’urgence (la "prime de Noël" marseillaise...). 600 000 de ces aides ont été versées, l’ASS, l’AI et le RMI ont vu leur montants indexés sur l’inflation, et si le bilan en termes de résultats concrets n’est pas glorieux, son existence même démontre que notre action n’aura pas été vaine. Chercher ce qui a pu empêcher ce mouvement de s’élargir davantage parmi les premiers concernés peut nous conduire à revenir sur la qualité et la précision des arguments dont nous disposions alors collectivement. Le texte qui suit entend en tout cas mieux définir les raisons qui motivent l’adoption et la légitimité de la revendication du revenu garanti. Il serait sans doute nécessaire que ces arguments politiques fassent l’objet d’un débat. Nous souhaitons que ces trois arguments pour le revenu garanti soient intégrés au texte de la charte d’AC ! sous une forme ramassée.

Premier constat, un mouvement inédit s’est constitué autour de l’exigence centrale de l’instauration d’un revenu garanti pour tous, avec ou sans emploi. Dès les assises d’octobre 95 où AC ! avait, après de nombreux débats, adopté cette revendication d’un revenu pour tous, sans discrimination d’âge ou de nationalité, individuel, délié de l’emploi, puis (assises d’octobre 1996) d’un montant au moins égal au SMIC mensuel.

Avec ce mot d’ordre affirmé au cours de multiples campagnes (Unedic, actions revenu, fonds social ASSEDIC, AFR, allocation exceptionnelle, etc.) nous avons contribué progressivement à ouvrir à l’auto organisation des chômeurs et des précaires un espace politique qui s’est peuplé jusqu’à cet automne 97 qui aura vu apparaître un mouvement de masse d’un type nouveau sur la question de classe du salaire social. C’est à partir de leur situation et de leurs besoins, que l’adoption d’un point de vue propre a permis aux premiers concernés de rompre avec l’atomisation, d’exercer une action collective. Les capacités de résistance se développent à mesure que s’éclaire la perspective.

Expliquer haut et fort les raisons qui légitiment cette revendication est la seule façon de s’opposer à l’oubli qui guette, de reprendre ce fil qui unifie pratiquement les conflits et les luttes actuelles. Anticiper sur les batailles à venir, élaborer de nouvelles campagnes d’actions avec les premiers concernés (allocataires des minima, intermittents du spectacle, "emploi-jeune", intérimaires, stagiaires, sans abri, lycéens et étudiants, etc.) ne devra pas nous faire négliger, au-delà des premiers concernés, tous les secteurs de la population à qui nous devons présenter une expression publique non seulement séduisante mais cohérente et inventive.

Trois arguments pour une clarification

Si la revendication d’un revenu a été le point unificateur du mouvement, elle a été déclinée de façon extrêmement diverse, voire contradictoire, par ses défenseurs, protagonistes plus ou moins cohérents d’un mouvement composite qui verse parfois dans la confusion. Et ces contradictions n’ont pas été pour rien dans la difficulté à imposer un rapport de force plus développé... Les questions qui n’ont pas été tranchées cet hiver et qui sont restées, à notre sens, largement absente des débats, à quelques exceptions notables, peuvent se résumer ainsi :"quel revenu, pourquoi et pour quoi faire ?" Ne pas pouvoir répondre à ces questions c’est se couper de notre milieu d’appartenance, ce qui est plus grave encore que d’être, dans un premier temps, mal compris par ce qu’on a coutume de désigner comme l’"opinion publique". Pour le dire autrement ceux qui cantonnent l’affaire du revenu" (sic) à une "mesure d’urgence", une revendication légitime sans portée politique d’ensemble, un mot d’ordre transitoirement véhiculé par des chômeurs et précaires dans l’attente du retour au plein emploi, une "idée", doivent accepter de débattre sur le fond. Qui peut croire qu’aucune relation ne lie une position avec la manière dont elle est défendue et mise en pratique ?

La question du montant (la moitié du SMIC revalorisé, le seuil de pauvreté européen, 80% du SMIC, ou le SMIC ?) ne semble pas plus tranchée que celle de la contrepartie (emplois socialement utiles...?) et derrière ce pot aux roses pourrait bien se dissimuler le problème de la centralité du travail salarié.

Cette contribution se propose donc de relancer le débat au sein d’AC !, en prenant pour base la "motion revenu" adoptée aux Assises d’octobre 1995. Car soutenir efficacement cette revendication nécessite et nécessitera qu’un minimum de cohésion s’établisse quant aux positions qui la fonde.

Combattre la misère

Le premier argument, la lutte contre la pauvreté, a été repris par le plus grand nombre d’acteurs du mouvement, toutes "tendances" confondues. Il repose sur ce simple constat qu’il est proprement intolérable que, dans la quatrième puissance économique mondiale, des millions de gens soient astreints à tenter de survivre dans la pauvreté en raison d’un organisation sociale profondément inégalitaire. Cette inégalité barbare qui produit régulièrement morts de misère et souffrances sans fin n’a rien d’une donnée naturelle et intangible. Comme en ont témoigné nombre d’actions(auto réductions, transports gratuits, réquisitions de logements, interventions contre les coupures EDF et Télécom et pour l’accès aux soins), nous voulons pouvoir vivre, nous loger, nous déplacer, nous cultiver, nous distraire, sans être soumis au contingentement des aumônes que nous concèdent les services sociaux ou avoir à dépendre d’organismes caritatifs. Assistance aléatoire et charité sont non seulement insupportables mais aussi parfaitement inefficaces pour faire reculer la misère. L’instauration d’un revenu garanti représente donc avant tout cette exigence de pouvoir tout simplement vivre. Mais il s’agit de le faire comme nous l’entendons, sans subir l’infantilisation permanente d’un contrôle social. Fini de se voir distribuer quelques sucettes par des administrations qui font tout pour mieux nous avoir à l’œil (témoins : les effarants tickets-service distribués par le CAS qui permettent d’acheter la nourriture mais pas de l’alcool !).

Lutter contre la précarité

Refuser la pauvreté ne suffit pas, il faudrait savoir s’attaquer aux formes concrètes au travers desquelles se déploie son organisation. Aujourd’hui, la précarité de l’emploi est devenu une norme qui pèse, directement ou non, sur l’ensemble du salariat. Qu’il s’agisse des sans abri dont un sur cinq est actuellement employé en France ou des entrants sur le marché du travail, l’emploi garanti, le CDI est devenu exceptionnel dans le mouvement de créations d’emplois. La règle actuelle, c’est l’embauche en CDD ( 80%des embauches, d’une durée moyenne de deux mois) ou en CDI précarisé (temps très partiel, horaires variables, bas salaires). L’actuelle croissance exponentielle de l’intérim qui vient assombrir le tableau idyllique de la "baisse du chômage", si chère au gouvernement, est la preuve éclatante de la centralité productive du précariat. Cette précarité amène les millions de chômeurs qui la subissent à passer de courtes périodes d’emploi (avec cotisation aux Assedics), en périodes de chômage ou en périodes de formation (rémunérée ou non) sans jamais se constituer de droits à l’assurance chômage. Faute de garanties sociales suffisantes, ils constituent de fait un gigantesque vivier de main d’œuvre disponible où puisent à volonté les employeurs. Une force de travail pas toujours en mesure de refuser de passer par les CES, stages gratuits, emplois sous-payées ou inintéressants, sans rapport avec leur qualification ou leurs désirs.

Ce chantage à la précarité, (largement mis en œuvre et favorisé par les institutions qui n’hésitent pas à radier de l’ANPE ou du RMI les chômeurs qui ne témoignent pas d’une "recherche d’emploi" suffisamment "active") fait tendre à la baisse l’ensemble des salaires, comme en témoigne le dispositif "emploi jeunes" de Martine Aubry, qui présente comme une avancée le fait d’embaucher des jeunes à bac +2 ou bac +3 pour un SMIC mensuel. Comment ne pas voir en effet dans la multiplication des emplois précaires, organisée par l’État (qui en fait aussi largement usage dans la fonction publique) et les employeurs, une atteinte aux statuts et aux garanties de l’ensemble des salariés ?

Seul un revenu au moins égal au SMIC peut nous permettre de résister à cette gestion organisée de la misère. Si la disponibilité sur le marché du travail est constitutive de notre qualification, celle-ci ne doit pas rester sans contrepartie. En tant que précaires, nous sommes les salariés qui mettent en œuvre cette disponibilité. Revendiquer d’être payés pour ce que nous faisons, voilà le préalable à la construction et à la généralisation d’une fierté collective qui puisse s’opposer à la culpabilisation/néantisation que produisent les apports sociaux dominants. Revendiquer un revenu, c’est commencer à proposer une perspective d’émancipation du salariat.

Aucun hasard à ce que les gouvernements successifs se montrent absolument rétifs à l’extension du RMI aux jeunes de moins de 25ans. L’interdiction du RMI sert à maintenir cette population dans une situation d’infériorité. A l’image, pour ainsi dire, des sans papiers, dont les droits sont déniés pour les mêmes raisons.

Ces jeunes constituent une main d’œuvre extrêmement disponible et flexible. Il s’agit là d’une véritable "éducation à la précarité" dont les premiers moments ont lieu dans le système scolaire. L’organisation de trajectoires de soumission débute en effet, comme nous le rappelle le mouvement lycéen, dès le passage par le système scolaire (sélection, concurrence, hiérarchie, pénurie, stages,...)

Il faut démontrer pendant une période de plus en plus longue(grosso-modo de 20 à 35 ans) sa résistance aux chocs, sa polyvalence et son employabilité avant de prétendre accéder à un emploi et donc à un revenu stables. Les réfractaires qui n’auront pas passé les tests avec succès seront laissés à leur sort... la queue est longue, des chômeurs qui attendent leur tour, cet emploi qu’on s’acharne à nous faire espérer. Un revenu égal au SMIC, contrairement à l’idée reçue qui voudrait que les salariés fassent les frais des prestations allouées aux chômeurs, c’est non seulement la possibilité de refuser les emplois précaires, sous-payés ou dégradants, mais aussi le moyen d’endiguer la tendance à la baisse des salaires engendrée par ce chantage à la misère. Il s’agit donc bien là d’une lutte sur le salaire qui peut être menée, ou au moins comprise, par l’ensemble des salariés, qu’ils soient en poste, au chômage ou en formation. Les sondages indiquaient un large soutien de la population aux exigences et aux formes d’action portées par le mouvement l’hiver dernier. Après 25 ans de précarisation, le dicton "quand les minima stagnent et que les allocations baissent, les salaires suivent..." semble désormais pouvoir résumer une analyse largement répandue dans la population dès que les conditions de construction de l’"opinion publique" sont transformées par l’apparition d’un mouvement resté jusque-là souterrain...

Ouvrir à un autre développement

On l’a vu à propos de la précarité de l’emploi, la lancinante question de la contrepartie au revenu garanti est posée à l’envers. Si les travailleurs précaires revendiquent un revenu c’est comme contrepartie à une contribution productive qui n’est pas reconnue. Mais, de toutes façons, soumettre le revenu à contrepartie (emplois socialement utiles, travail associatif...) revient à le considérer comme une aumône qui nous rendrait redevables envers ceux qui nous l’octroient, ou encore à aménager une forme humanisée de Workfare. Dans ce dernier cas, le problème persiste : quelles instances décident de l’utilité sociale ? Il serait particulièrement retors de prétendre s’associer, quitte à élargir leur champ de vision, à l’ensemble de ceux pour qui l’"insertion sociale" consiste à trouver un emploi quel qu’il soit. Pour notre part, nous ne concevons pas le revenu garanti comme une aumône, comme de l’argent "pour ne rien faire" qui nous soumettrait à l’obligation de "faire quelque chose" (entendez : travailler) mais bien comme un droit. Si nous revendiquons ce droit, c’est parce que nous contribuons tous d’une manière ou d’une autre - ou que nous pourrions le faire si justement nous en avions les moyens- à la production de richesses sociales. C’est parce que son instauration est pour nous une condition du développement de la richesse produite socialement, un investissement collectif nécessaire.

Pour refuser l’imposition d’une contrepartie au revenu, nous devons défendre le revenu comme contrepartie. Les formes d’auto-organisation collective, les systèmes d’entraide ou de débrouille qui permettent de mieux vivre le quotidien, les échanges de connaissances, les initiatives, l’inventivité, que nous développons pour échapper à la misère et à l’ennui qui accompagnent le plus souvent la condition de salarié (qu’on soit en poste ou au chômage) et développer nos propres activités, tout ce travail et cette inventivité non rémunérée produisent de la richesse sociale, quand bien même celle ci n’a pas de valeur marchande. Alain Touraine, éminent sociologue trans-gouvernemental ne s’y est pas trompé cet hiver en affirmant à qui voulait l’entendre que les mouvements sociaux sont nécessaires à l’activité de gouvernement. C’est dans le vivier de nos idées, de nos pratiques, de notre force, de notre inventivité que puisent sans cesse ceux qui nous exploitent jusqu’à nous réduire souvent à la misère. Si nous voulons un revenu garanti, c’est parce que, quoiqu’en dise l’idéologie dominante, nous ne somme ni des "exclus" ni des inutiles, ni des assistés. Nous voulons une part de la richesse sociale que nous produisons. Nous voulons arracher les moyens de développer des activités infiniment plus enrichissantes que ce à quoi on nous contraint.

Le revenu garanti comme salaire social, est un investissement productif, le moyen d’aller vers un autre type de développement qui passe nécessairement par une remise en cause du rôle central de l’emploi salarié. Échapper collectivement au contrôle et à la contrainte qui règlent nos vies, c’est tout simplement commencer à libérer les facultés d’inventer et d’agir de chacun.

Paris, le 24 octobre 98, « Commission revenu d’AC ! ».


Documents joints

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