Nous sommes tous des intermittents du spectacle !

par Laurent Guilloteau d’Agir ensemble contre le chômage (AC !), Maurizio Lazzarato, membre du comité de rédaction de Futur Antérieur, Yves Pagès, écrivain.
jeudi 19 décembre 1996
par  le réseau d’AC !

« Une discontinuité n’est pas une interruption, encore moins un arrêt, elle est une continuation, une poursuite sur un mode imprévisible..
Un intermittent est un travailleur discontinu....
En rompant la continuité, une discontinuité introduit de la liberté dans le déroulement d’un phénomène  ».
de Denis Guedj - mathématicien.

Les « artistes  », les techniciens du spectacle et l’ensemble des travailleurs précaires des industries culturelles (du spectacle vivant àl’odieux-visuel) sont représentatifs de l’évolution de l’organisation sociale du travail dans cette société. Tel est du moins le pari que nous faisons, l’hypothèse que nous voulons soumettre ici au débat le plus large. À l’heure de la levée en masse des travailleurs intermittents du spectacle contre les menaces qui pèsent sur leurs conditions de travail et de survie, faire appel àl’intelligence collective, tenter encore de comprendre le monde pour le transformer implique de passer d’une compréhension diffuse des enjeux, voire d’une sympathie active avec les luttes en cours, àune capacité d’expression collective qui commence àénoncer le contenu général que porte le conflit actuel.

Les travailleurs intermittents du spectacle sont 80 000 officiellement recensés dont seuls 40 000 parviennent àouvrir leurs droits. Ils disposent en majorité d’un revenu inférieur au Smic et constituent un véritable laboratoire de la précarité du travail comme de la distribution du revenu pour la masse, en constante expansion, des travailleurs précaires. Les formes du salaire social, c’est àdire de cette partie du salaire - qu’il soit différé, de remplacement ou complémentaire- qui ne dépend que très relativement du temps passé au service direct d’un employeur particulier, cette partie du salaire qui ne dépend pas du temps d’emploi. Pour comprendre les luttes en cours, il faut impérativement se souvenir qu’outre les intermittents officiels qui participent des industries culturelles - c’est-à-dire d’une branche de l’activité économique qui comporte environ 600 000 salariés - ce sont des foules de sous-salariés, RMIstes, objecteurs de conscience, bénévoles divers, intermittents récemment exclus par la nomenclature UNÉDIC du secteur spectacle, etc. qui composent la force de travail exploitée dans cette branche d’activité.

Intermittence générale et formes particulières de salarisation

Travail par projet, alternance de périodes d’activité « indépendante  » et de périodes d’emploi officiel, précarité, entretien continuel de son propre savoir-faire, implication subjective, production qui s’adresse aux affects, àla sensibilité et àl’intelligence, ne sont pas une spécificité, une particularité isolée du travail intermittent dans le « secteur  » du spectacle. Ces tendances traversent, avec des vitesses et des ampleurs variées, tous les secteurs de la production de richesses (marchandes et sociales, ou encore culturelles, puisque la culture se définit désormais comme la meilleure des marchandises possibles...).

En effet, ce qui était il n’y a pas si longtemps exceptionnel tend àdevenir la règle. 80 % des embauches s’effectuent en CDD. La précarité du travail ou l’intermittence n’ont plus rien de marginal. Lorsque la fonction publique territoriale repose sur l’emploi d’une quantité de CES correspondant à10 % de l’emploi total dans le secteur, quand l’éducation repose sur l’emploi de maîtres auxiliaires, de vacataires, de CES, d’étudiants àcontrat bidon et de bénévoles , il devient urgent de saisir l’ampleur de ce phénomène, de découvrir àquel point le travail et les garanties qui semblaient y être associées se sont transformés.

Des secteurs centraux de la production sociale reposent ainsi sur des activités socialement réglées constitutives d’un travail salarié qui fonctionne toujours davantage àla précarité de l’emploi et des conditions de survie. Il est temps d’observer en quoi l’intermittence, malgré les limites évidentes des garanties actuellement concédées, peut servir de modèle pour une masse croissante de salariés plongés dans l’insécurité sociale. N’est ce pas d’ailleurs en raison du modèle qu’il représente que le statut de salarié intermittent est attaqué ?

Les intermittents ne sont pas des chômeurs. Les chômeurs sont-ils intermittents ?

L’immense majorité des chômeurs circulent entre périodes d’emploi précaire (CDD, CES, missions, stages, travail « indépendant  » etc..), périodes de formation et de recherche d’emploi. Ces travailleurs précaires entretiennent ainsi en permanence un marché du travail dont ils sont devenus des acteurs centraux. L’intermittence est la tendance autour de laquelle se réorganise désormais l’ensemble du marché du travail. Or l’ancienne définition du chômeur, construite sur un modèle industriel, prévoyait seulement deux possibilités : salariés dans l’entreprise ou non.

Cette nouvelle réalité sociale et productive est identifiée par les professionnels du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel. Réunis en Assemblée Générale le 16/12/96 au TNP occupé àLyon, ceux-ci : « Par solidarité avec tous les salariés qui aujourd’hui travaillent avec le chômage (autres intermittents, saisonniers, intérimaires, « annexe 4  », CDD...), demandent que soient appliqués àces salariés les principes en Å“uvre dans les annexes 8 et 10 : annulation de l’allocation, 507 heures comme base horaire pour l’ouverture de droits  ».

Revenu et salaire, dissocier le revenu de l’emploi.

L’ampleur des temps désormais alloués àla formation continue, officielle ou informelle, contribue partout àune dissolution de la frontière entre temps de vie et temps de travail. Cette mutation est parfaitement illustrée par l’exemple de l’ensemble des « professions intellectuelles  » (architectes, chercheurs, avocats, activités de conseil, journalistes, photographes, etc.). Il en est de même pour les jeunes qui sont maintenant majoritairement touchés par le chômage, le plus souvent non indemnisé, àun moment ou un autre de leur vie de salariés. Car de l’école au mac-do (et ses 10 heures hebdo payées au SMIC horaire), il n’y a souvent qu’un pas (le projet de « stage diplomant  » risque de rendre ces passages de plus en plus impératifs pour les scolarisés et de moins en moins coà»teux pour les employeurs). Avec la reconversion massive du travail industriel, àl’Å“uvre depuis maintenant une vingtaine d’années, avec les innombrables restructurations productives en cours et leurs cortèges de plans sociaux, l’alternance de périodes d’emploi, de formation et de chômage tend àdevenir la norme des comportements productifs. Seule la continuité d’un revenu dissocié de l’emploi en entreprise pourrait garantir la production du savoir-faire, le maintien et le développement des capacités de produire des salariés, en formation au chômage ou dans l’emploi.

Le statut de salarié des intermittents défendu par la lutte actuelle introduit une dissociation entre le revenu perçu et le travail effectué directement pour un employeur. Les intermittents montrent que le revenu perçu n’est pas seulement une assurance contre le manque momentané d’emploi, mais une rémunération qui rétribue les diverses activités effectuées en dehors des périodes du travail employé.

Le plein emploi ne reviendra pas.

Il faudra bien abolir le chômage. Mais est-il possible de le faire par le recours au travail permanent ? (et est-ce souhaitable, car, comme le disait une intermittente lors d’une AG, « l’intermittence peut aussi être un choix ?  ») La flexibilité du travail, l’intermittence de l’activité, ne sont pas des conditions conjoncturelles et transitoires, mais au contraire des conditions structurelles. La question posée par cette nouvelle donne devient centrale : comment renverser au profit du plus grand nombre cette situation qui ne produit que souffrance et désespoir ?
 Le « statut  » des intermittents offre des pistes intéressantes car l’alternative àla précarité ne peut plus être recherchée dans l’illusoire perspective d’une transformation de l’ensemble des travailleurs précaires en employés permanents. Pour abolir le chômage il faudrait chercher comment garantir un revenu permanent, plutôt que de rêver d’un emploi permanent pour tous. L’entreprise dans les conditions mondiales de concurrence ne reviendra jamais aux conditions d’emploi d’autrefois, l’histoire avance encore par ses mauvais côtés... Il faut trouver une stratégie offensive contre la précarité en exigeant la rémunération de la flexibilité même. La lutte des intermittents refuse très justement le plan du patronat et de l’État. Les patrons, privés ou publics, veulent la constitution d’un régime spécial, d’une caisse particulière. Ils veulent exclure les intermittents du régime général de l’UNÉDIC donc du statut de salarié, pour réguler le secteur sur le modèle du travail « indépendant  ». Ce n’est rien d’autre qu’un projet destiné àrenforcer l’exploitation en généralisant la concurrence.
L’attaque contre l’une des seules formes de statut de salarié actuellement concédée aux travailleurs précaires est exemplaire de cette volonté de lier ànouveau étroitement le revenu des travailleurs précaires àl’emploi. L’idéologie du travail est bien, comme toujours, une arme aux mains des exploiteurs. Si la lutte des intermittents tient ses promesses, il ne s’agira pas seulement de refuser ce que veulent les patrons (constituer une caisse spéciale hors du régime général pour diviser les travailleurs précaires entre eux et instaurer des hiérarchies qui renforcent la concurrence entre salariés) mais de contribuer àla création d’un rapport de force qui modifie les conditions de distribution du revenu pour l’ensemble des précaires.

Face aux offensives patronales la généralisation du salaire social àl’ensemble des producteurs de richesses peut former l’axe majeur d’une recomposition du salariat. Le statut des intermittents fournit un modèle d’organisation du travail qui réduit l’angoisse de l’argent (il n’y en aura jamais assez pour tout le monde mais...) et réduit le chantage exercé par les employeurs (privés ou publics). Modification du statut ? Il faudrait en tout cas ouvrir un large débat et ne pas se borner au statu quo. La barre des 507 heure exclue pratiquement la moitié des intermittents de l’obtention du statut. Ce mode de calcul arbitraire accroît la concurrence sur le marché du travail et pousse àla fraude. Ainsi, cette forme de rétribution génère-t-elle des rapports spécifiques de soumission aux employeurs. La connivence clientéliste avec un réseau d’employeurs est souvent de rigueur, que ce soit en raison de l’aspect aléatoire du calcul des heures (les répétitions vont elles compter pour les heures ASSÉDIC ?, etc...), où de la necessité de dégotter des cachets fictifs afin de parvenir àla durée d’emploi couperet exigée par les ASSEDIC. Ainsi les IS [1] dépendent-ils fortement de leur salariant.

Le système d’indemnisation est aussi une forme occulte de financement aux entreprises. AB production, la boite qui fabrique « Héléne et les garçons  », a été cotée en bourse àWall Street en exploitant le travail des intermittents et donc le statut qui permet l’existence même de ce type de main d’oeuvre. Il faudra que le futur statut de salarié soit une reconnaissance de l’activité des intermittents et non une possibilité pour les entreprises d’exploiter la précarité.

La culture et le capitalisme mondial.

« La culture doit tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle moteur dans le développement de l’économie qui fut celui de l’automobile dans la première moitié et des chemins de fer dans la seconde moitié du siècle précèdent  ». G. D

Il faut bien souligner que les intermittents produisent de la richesse. Ils sont même au coeur de ce secteur qu’aux USA, on commence àappeler « Ã©conomie de l’information  » et qui comprend l’informatique, l’industrie culturelle et la télématique. Le software (le contenu « culturel  ») qui fait tourner toutes ces machines électroniques et numériques est l’élément stratégique de cette industrie.

Les intermittents du spectacle constituent la partie la plus mobile, productive et innovante de l’industrie culturelle (400 000 emplois en France) qui va àson tour être complètement intégrée àcette nouvelle dimension de l’économie mondiale. La tendance de l’économie àdevenir économie des services est particulièrement visible dans l’économie de l’information, ce produit qui transforme le consommateur en public. Le paradigme esthétique de « production du public  » est assumé et complètement détourné par les compagnies multinationales de communication et de production culturelle. Les enjeux de cette lutte vont bien au delàde la « culture en crise  », car elle inclut directement les « artistes  » làoù d’habitude ils ont du mal àse concevoir : dans le rapport entre création et formes collectives de production, diffusion et circulation.

C’est parce que leur statut actuel constitue potentiellement un modèle pour l’ensemble des travailleurs précaires que les employeurs veulent isoler les intermittents du régime général de l’UNÉDIC. Il s’agit de prévenir toute contamination. Que cela se produise àl’heure où les associations de chômeurs et de précaires, les mouvements de lutte contre le chômage se mobilisent contre la convention UNÉDIC (dégressivité des allocs, un chômeur sur deux sans allocation chômage, des excédents financiers que les partenaires sociaux, sous couvert « d’activation des dépenses  », offrent aux employeurs comme autant de subventions supplémentaires àl’exploitation, etc...) représente l’opportunité d’une jonction, qui, àl’instar du mouvement de mars 94 contre le SMIC jeune/CIP, commence àposer clairement une question qui pourrait se formuler ainsi : comment la quatrième puissance économique du monde, comment un pays dont la Constitution stipule que la société doit àchacun de ses membres des « moyens convenables d’existence  » peut-il sortir par le haut de la crise de son système de régulation ?

Paris, 19 décembre 1996, 9 janvier 1997.
par Laurent Guilloteau, Agir ensemble contre le chômage (AC !), Maurizio Lazzarato, membre du comité de rédaction de Futur Antérieur et Yves Pagès, écrivain.


[1Intermittents du Spectacle.


Documents joints

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