La France sur la voie d’un « Revenu Minimum Inconditionnel  » ?
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L’allocation universelle  l’idée d’octroyer un revenu minimum inconditionnel à chaque citoyen  serait-elle à l’agenda politique en France ? Un observateur extérieur, s’abandonnant à une lecture distraite de l’actualité socio-économique des mois de décembre 2000 à février 2001, aurait pu le penser. Alors que le Conseil constitutionnel venait de censurer (décision du 19 décembre 2000) la baisse dégressive de la Contribution Sociale Généralisée (CSG), destinée à faire bénéficier les bas revenus des réductions d’impôts consenties par le gouvernement, les principaux journaux parisiens publiaient nombre d’articles et de tribunes consacrés au « crédit d’impôt  » ou à « l’impôt négatif  ». Ces deux mesures, presque toujours présentées comme équivalentes, semblaient considérées comme des alternatives sérieuses à la réforme initialement prévue. A gauche, pouvait-on lire, la discussion était vive entre les partisans de ce type de complément de revenu et les tenants d’une hausse immédiate du salaire minimum (SMIC). Rapidement, il est devenu évident que la première option allait l’emporter et, en janvier 2001, la création d’un crédit d’impôt pour les revenus d’activité  rebaptisé « Prime pour l’emploi  »Â était annoncée. Saluant cette décision, l’économiste Thomas Piketty affirmait dans Libération : « l’impôt négatif est né  ».
Or, entre impôt négatif et allocation universelle, la parenté est directe. Sous leur forme pure, les deux dispositifs sont identiques quant au coà »t net pour le contribuable, tout en procurant le même revenu disponible à leurs bénéficiaires. Dès lors, notre « observateur extérieur  »  et distrait  pourrait légitimement en conclure que la France est bien sur la voie d’un RMI nouvelle formule, d’un Revenu Minimum Inconditionnel de type allocation universelle. Sans être tout à fait erronée, sa conclusion serait cependant quelque peu hâtive. La présente note vise à faire comprendre pourquoi, en tirant au clair la relation entre les différentes réformes évoquées et en précisant certaines de leurs caractéristiques.
L’émergence de ces propositions n’est pas purement fortuite. En réalité, la discussion française sur l’allocation universelle et l’impôt négatif a retrouvé une vigueur inattendue depuis l’irruption sur la scène publique des mouvements de chômeurs, au cours de l’hiver 97-98. A plusieurs reprises, la fédération Agir ensemble contre le Chômage (AC !) a interpellé les politiques sur le sujet. Entre 1998 et la fin 2000, une succession de rapports émanant d’instances gouvernementales a (entre autres) tenté d’apporter une réponse cohérente et pragmatique à ces demandes : rapports Join-Lambert (1998), Bourguignon (1998), Bourguignon-Bureau (1999) et, surtout, Bélorgey (2000). Fin 2000, le rapport Pisani-Ferry, consacré au « Plein-emploi  », abordait également la question dans une section concernant les « Minima sociaux et incitations pécuniaires au travail  ». Par ailleurs, Roger Godino, membre influent et respecté du Parti socialiste, proche de Michel Rocard, développait sa propre version de l’impôt négatif, qu’il choisissait d’appeler « Allocation compensatrice de revenu  » (1999). C’est dans le Rapport Bélorgey que l’on trouve les passages les plus explicites sur l’allocation universelle. Elle est examinée dans un chapitre entier du document (« Allocation universelle et réforme des minima sociaux  »), qui reprend les conclusions d’un atelier consacré au sujet. Pour différentes raisons, elle est écartée des recommandations finales. Mais cette mise à l’écart s’appuie sur une évaluation manifestement confuse des avantages et désavantages de la proposition. Avant de m’attarder sur l’épisode de la « Prime pour l’emploi  », je commencerai donc par effectuer un retour sur le Rapport Bélorgey. Ce retour constituera une sorte de première étape dans l’indispensable travail de clarification qui vient d’être évoqué : il me permettra de lever quelques ambiguïtés qui infectent le débat public, et d’établir des distinctions très utiles pour aborder la suite.
Le Rapport Bélorgey et l’allocation universelle : confusions et contradictions
Fin 1998, sous l’égide du Commissariat Général du Plan, un groupe de concertation est chargé d’examiner l’articulation entre minima sociaux, politiques sociales et revenus d’activité. Présidé par Jean-Michel Bélorgey, l’un des pères du Revenu Minimum d’Insertion (RMI), le travail de ce groupe est ventilé en trois ateliers. L’imposant « Rapport Bélorgey  », publié en mai 2000 et intitulé « Minima sociaux, revenus d’activité, précarité  », reprend les conclusions de ces ateliers, les met en perspective, et avance une série de recommandations précises . L’objectif principal des réformes suggérées en matière de minima sociaux consiste à assurer la continuité des droits, de façon à « mieux articuler la protection sociale avec l’évolution du marché du travail  » (131), marché qui favoriserait de plus en plus le temps partiel, la flexibilité et les changements fréquents de statut. Dans ce cadre, en réponse aux mouvements de chômeurs qui avaient fait du « droit au revenu  » une revendication centrale, la proposition d’allocation universelle est examinée, et rejetée. Le Rapport est très clair sur ce point : « l’allocation universelle n’est pas la solution  » (159). Pourtant, la lecture des différentes « préconisations  » rappelle étrangement l’argumentaire classique des défenseurs du revenu minimum inconditionnel : « éliminer les effets des seuils  », « exclure tout délai de carence  », « intégrer les minima sociaux  », « harmoniser  »... Le Rapport va même jusqu’à recommander « la mise en place d’un impôt négatif remplaçant les formules d’intéressement des minima sociaux  » (173). Pourquoi, dès lors, refuser catégoriquement l’allocation universelle ?
a) L’allocation universelle est-elle une « allocation uniforme  » ?
Si l’on en croit le Rapport, « l’idée d’allocation universelle n’a pas de sens économique  » (111). D’une part, l’octroi d’une « allocation uniforme  » (110) à chaque citoyen, dont le montant soit suffisant pour vivre, serait extrêmement coà »teux. D’autre part, « distribuer la même somme à tous, y compris à ceux qui n’en ont pas besoin [serait] assez inefficace  » (111). En donnant aux riches comme aux pauvres, l’allocation universelle fonctionnerait « au mépris des besoins spécifiques  » (111) des populations les plus défavorisées, à l’inverse des programmes d’aide plus ciblés. Ces constats témoignent d’un vrai désarroi face à la nature paradoxale de la proposition . C’est évident, il serait proprement insensé et pour le moins inefficace de donner une allocation à tous les citoyens si ceci signifiait effectivement « accroître le revenu disponible de chacun d’entre eux  ». Les défenseurs de l’allocation universelle n’ont bien entendu pas pour objectif de réaliser une amélioration nette de la situation des plus riches. Ils sont bien conscients que, d’une façon ou d’une autre, l’allocation doit être financée.
Première hypothèse : elle s’ajoute simplement aux transferts existants, et le système de taxation (que ce soit par prélèvements directs ou indirects) impose alors aux plus favorisés le financement de leur propre allocation et tout ou partie de celle des plus pauvres.
Seconde hypothèse  la plus souvent envisagée par les partisans de la proposition : l’introduction d’une allocation universelle s’accompagne de mesures visant à une meilleure harmonisation des mécanismes de transfert et de taxation. Concrètement, il s’agit alors à la fois de supprimer certains transferts existants en faveur des plus pauvres  mais jamais au-delà du montant de la nouvelle allocation  et d’en finir avec les multiples exonérations et exemptions dont bénéficient, de façon disproportionnée, les plus riches.
Il ne s’agit donc pas d’établir une « allocation uniforme  », au sens où les avantages accordés aux plus défavorisés seraient désormais étendus à tous. Comme le souligne Philippe Van Parijs, « personne n’avance une proposition aussi absurde  ». Bien au contraire, l’introduction d’une allocation universelle, couplée à une refonte du système de taxes et transferts, pourrait être un moyen de redistribuer des ressources vers les plus pauvres, tout en provoquant une détérioration, variable selon les scénarios, de la situation financière des plus riches. Pas nécessairement plus coà »teuse, en quoi une telle mesure serait-elle plus efficace que les programmes ciblés, destinés à rencontrer des besoins spécifiques ? Plusieurs arguments sont généralement avancés. Sans entrer ici dans le détail, j’en mentionnerai trois en relevant simplement qu’ils mériteraient d’être pris au sérieux. En premier lieu, les programmes de transfert ciblés sont parfois mal connus de leurs bénéficiaires potentiels, qui se perdent dans un maquis d’organismes, de règlements et de catégorisations . Une allocation inconditionnelle ne nécessite aucune démarche administrative particulière de la part des ayants droit. Deuxièmement, la nature même des programmes ciblés implique de vérifier, parfois de manière intrusive et humiliante, que les bénéficiaires effectifs remplissent bien les conditions d’octroi. Ces contrôles sont superflus dans le cas d’une allocation universelle. Enfin, les programmes ciblés assurent très mal la continuité des droits. Les transferts sont coupés partiellement ou totalement en cas de changement de statut, ce qui n’incite pas les bénéficiaires à prendre des risques pour, par exemple, se réinsérer sur le marché du travail. Le paiement régulier d’une allocation inconditionnelle contribuerait à asseoir la sécurité économique des plus vulnérables.
b) L’allocation universelle est-elle une façon d’entériner la « fin du travail  » ?
Le Rapport Bélorgey reprend également à son compte, quoique sur un mode ambigu, une vieille objection contre l’allocation universelle, suivant laquelle cette idée « [n’accorderait] pas au travail une importance particulière parmi les valeurs qui fondent la société  » (110). Cet aspect présumé de la proposition a toujours suscité d’importantes résistances. Il fonde, pour ne prendre qu’un seul exemple, l’opposition de principe de la philosophe Dominique Méda, qui s’est souvent exprimée sur le sujet : « ce qui me gêne profondément, explique-t-elle, c’est l’idée d’un revenu distribué de manière totalement déliée du travail. (...) Tout simplement parce que aujourd’hui, dans notre société (...), la norme est de travailler pour acquérir un revenu  ». Le Rapport Bélorgey avance le même type de critique, déplorant le fait que l’allocation universelle « ne décourage ni n’encourage le retour au travail  » (111), alors que ce dernier reste un facteur d’émancipation « davantage porteur de liberté que d’aliénation  » (101), un « moyen de recouvrir dignité et estime de soi  » (299). Les auteurs revendiquant l’instauration d’un revenu universel seraient donc aveugles ou insensibles aux vertus du travail, et se rangeraient du côté de ceux qui en prédisent la disparition  à plus ou moins brève échéance. C’est sans doute vrai pour certains d’entre eux. Mais il n’est nullement nécessaire de renoncer à la société salariale, de proclamer la « fin du travail  », ou d’adopter une vue pessimiste sur son évolution, pour défendre l’allocation universelle . A l’inverse, de nombreux partisans de l’idée voient en ce droit au revenu le seul moyen de renouer avec le « plein-emploi  », dans sa version classique ou dans une version élargie. D’abord parce que l’allocation universelle rendrait possible une valorisation financière de multiples activités aujourd’hui non rétribuées (version élargie), mais surtout parce qu’elle ferait mieux en terme d’incitations au travail (version classique) que les programmes ciblés. En d’autres mots, qu’une allocation universelle de montant élevé « ne décourage ni n’encourage le retour au travail  », cela peut se discuter. En revanche, il est indéniable que les dispositifs d’assistance existants contribuent à décourager le retour au travail. De ce point de vue aussi, une allocation universelle leur est donc supérieure. En effet, abstraction faite des mécanismes purement transitoires  en outre fort complexes  d’intéressement, un individu perd aujourd’hui une bonne partie, ou la totalité, de ses prestations lorsqu’il retrouve un emploi. A l’extrême, chaque franc gagné du côté travail est retiré du côté aide sociale. Les plus défavorisés doivent donc faire face à des taux marginaux d’imposition implicites proches de 100 %, voire plus élevés si l’on tient compte des coà »ts supplémentaires induits par le retour à l’emploi (déplacements, habillement, garde d’enfants,...) . Une allocation universelle, même fixée à un niveau faible et complétée par un dispositif plus traditionnel, permettrait de réduire ces taux marginaux implicites. Elle peut être intégralement conservée, et serait financée par une fiscalité bien plus progressive (ou moins régressive) que ne l’est, malgré les apparences, la fiscalité actuelle. Elle permettrait ainsi de faciliter la transition entre aide sociale et emploi, en ne pénalisant pas les plus pauvres et en rendant le travail payant. De façon surprenante, le Rapport Bélorgey ne tient pas compte de cet avantage de la proposition, alors qu’il était explicitement souligné par l’économiste Laurent Caussat  Rapporteur de l’atelier consacré à l’allocation universelle  dans un document préparatoire repris dans le même volume : « [l’allocation universelle], expliquait-il, est en réalité une mesure qui incite fortement au travail  » (301).
c) Pour ou contre un Revenu Minimum Inconditionnel ?
Plus surprenant encore, le Rapport Bélorgey se fait par ailleurs l’avocat de l’impôt négatif, mesure apparentée à l’allocation universelle, mais curieusement préférée à celle-ci parce que « valorisant fortement le travail  » (112). L’introduction d’une « allocation compensatrice de revenu  », explicitement inspirée des propositions de Roger Godino , est préconisée : « il s’agirait, indique le Rapport, de diminuer le RMI non de la totalité du gain, mais d’une fraction en sifflet, et ce jusqu’à un gain de 1,2 SMIC  » (188). De la sorte, la taxation marginale implicite serait réduite, et l’incitation au travail renforcée.
Peut-on par conséquent en déduire que le Rapport préconise, ultime paradoxe, une allocation universelle sous une forme déguisée ? Pas tout à fait, bien que la proposition finalement retenue n’en soit pas très éloignée. Pour éclaircir cela, il n’est pas inutile d’expliciter brièvement ce qui distingue impôt négatif et allocation universelle. Dans leur version pure, les deux mesures reviennent à instaurer un revenu minimum inconditionnel identique. Milton Friedman, souvent considéré comme « l’inventeur  » du concept d’impôt négatif, l’a lui-même expliqué sans détours dans un échange avec le sénateur brésilien Eduardo Suplicy : « l’allocation universelle [basic income or citizen’s income] n’est pas une alternative à l’impôt négatif. C’est simplement une autre façon d’introduire un impôt négatif, si elle est couplée à une imposition positive, sans exemptions  ». Or, pour rappel, si l’on veut que la proposition ne soit pas « insensée  », il est évident que l’allocation universelle doit être accompagnée d’une telle taxation positive, permettant de générer les ressources nécessaires à son financement.
Sous régime d’impôt négatif pur, le montant de l’allocation inconditionnelle versée à un individu ou à un ménage est graduellement réduit en cas d’augmentation du revenu, jusqu’à être égal à zéro au « break-even point  », niveau de revenu brut à partir duquel l’impôt négatif se mue en impôt positif. En régime d’allocation universelle pure, cette « autre façon d’introduire un impôt négatif  », le transfert est versé à tous, mais récupéré ensuite par un impôt. Il s’agit donc d’une forme d’avance, qui accroît le revenu brut de chaque citoyen. Abstraction faite de la chronologie des paiements, le revenu net d’un individu sera toutefois équivalent au revenu net en cas d’impôt négatif. Bien que le déboursement initial soit plus important dans le cas d’une allocation universelle, le coà »t budgétaire des deux mesures sera donc, en final, exactement pareil. Si ce dernier point (déboursement initial plus important, donc coà »t apparent plus élevé) pourrait jouer en défaveur de l’allocation universelle, celle-ci possède néanmoins un avantage décisif sur l’impôt négatif : elle est en effet versée ex ante, par exemple mensuellement, pour n’être éventuellement récupérée qu’au terme de l’année fiscale. L’impôt négatif est par contre versé ex post, en fonction du revenu déclaré. L’allocation universelle semble donc mieux adaptée à la situation précaire des plus défavorisés, susceptibles de changer plus régulièrement de statut, d’emploi, ou de passer du travail à l’inactivité. Ils sont assurés de bénéficier, de façon permanente, de la prestation à laquelle ils ont droit. L’Allocation compensatrice de revenu (ACR), défendue par Roger Godino et reprise dans le Rapport Bélorgey, est une forme particulière d’impôt négatif. Remplaçant le RMI, l’ACR serait égale à ce dernier lorsque le revenu direct est nul, et égale à zéro au niveau du SMIC  point d’équilibre à partir duquel l’individu devient contributeur net. Tout comme impôt négatif et allocation universelle sont parfaitement symétriques, une ACR entendue en ce sens serait symétrique à l’allocation universelle. Thomas Piketty, dans son commentaire de la proposition Godino, ne laissait planer aucun doute à ce sujet : « d’un point de vue strictement économique, ces deux propositions [ACR et allocation universelle] sont donc totalement équivalentes  »...
Il est donc pour le moins paradoxal que le Rapport avance que l’allocation universelle « n’est pas la solution  », qu’elle « n’a pas de sens économique  » ou qu’elle est « inefficace  », tout en revendiquant, quelques pages plus loin, la création d’un mécanisme de type ACR. La seule explication plausible semble être la suivante : dans l’esprit du Rapport Bélorgey, l’octroi de l’ACR en cas de revenu direct nul resterait entièrement conditionné à une volonté d’insertion ou à la recherche active d’un emploi. En ce sens, le Revenu minimum ne serait pas inconditionnel, mais continuerait d’être un droit lié à des obligations spécifiques. Rien ne permet d’exclure, toutefois, que cette conditionnalité soit progressivement levée, rapprochant à chaque étape l’ACR d’un impôt négatif et, partant, d’une véritable allocation universelle.
L’impôt négatif est-il vraiment « de droite  » ?
Les polémiques sur la « Prime pour l’emploi  » n’ont pas permis  loin de là  de lever les ambiguïtés dont il vient d’être question. Entre décembre 2000 et février 2001, on a pu voir fleurir des articles et éditoriaux sur l’impôt négatif et ses différentes variantes, cette fois dans le contexte d’une réforme de l’impôt sur le revenu. Alors que ce débat offrait l’occasion de réfléchir  dans le prolongement des remarquables rapports Bourguignon (1998) et Bourguignon-Bureau (1999)  à une meilleure intégration des transferts et de la fiscalité, de revoir la manière dont sont organisés les minima sociaux, et de reprendre le chantier ouvert par le Rapport Bélorgey sur la question du revenu minimum inconditionnel, les échanges ont avant tout porté sur le fait de savoir si l’impôt négatif était « de droite  » ou « de gauche  ».
a) L’impôt négatif est d’origine française
A gauche, les opposants à l’impôt négatif paraissent souvent se désintéresser des aspects techniques et de l’impact redistributif de la proposition, pour lui reprocher une origine douteuse et la rejeter aussitôt. Ainsi, le concept aurait été inventé par l’Américain Milton Friedman, pape du monétarisme et de l’ultra-libéralisme, et serait donc, par la force des choses, « de droite  ». Eric Besson, député socialiste, offre un bon exemple de cette position : d’après lui, « la gauche a autre chose à concevoir que d’adapter les idées du très libéral Milton Friedman plus de trente ans après qu’il les a exprimées  ». Ce pedigree suffit donc pour condamner l’idée, sans examen plus approfondi. Le problème, c’est que Milton Friedman n’est ni l’inventeur du concept, ni son plus ardent défenseur. La notion d’impôt négatif a, en réalité, une lointaine origine française, puisque c’est Augustin Cournot qui en a proposé la première formulation en 1838, dans ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses : « La prime, écrit-il alors, invention des temps modernes, est l’opposé de l’impôt : c’est, pour parler le langage algébrique, un impôt négatif  ». Plus récemment, l’expression a été utilisée dans son sens moderne par l’économiste britannique Abba Lerner  l’un des premiers théoriciens du socialisme de marché  dans son « Economics of Control  » (1944) : l’imposition négative, explique Lerner, « signifie que le gouvernement, plutôt que de prendre de l’argent aux gens, leur en donne. Cela peut prendre la forme d’aide sociale, de pensions, de bonus et même d’un « dividende social  ». S’il est vrai que c’est Friedman qui lance véritablement la discussion sur l’impôt négatif dans les années 60, en consacrant trois pages au concept dans « Capitalism and Freedom  » (1962), il reconnaît lui-même que « l’idée était vraiment dans l’air, et n’était pas complètement nouvelle  ». Très loin à la gauche de Friedman, c’est un autre économiste américain, James Tobin  futur prix Nobel lui aussi  qui travaille le plus sérieusement la proposition et la défend avec le plus de vigueur. A partir de 1965, il publie une série d’articles précisant l’idée, chiffrant ses conséquences budgétaires et démontrant qu’elle pourrait aider à résoudre le problème de la pauvreté aux États-Unis . Au moment où il commence à réfléchir à la question, et à développer ses premières analyses, James Tobin n’a pas connaissance de la position de Friedman . Si, chez ce dernier, la substitution d’un impôt négatif très modeste à l’ensemble des transferts sociaux est une façon de simplifier radicalement l’État social en vue de le démanteler, l’objectif de Tobin est très différent. « Accroître le revenu des pauvres  », « En finir avec la pauvreté aux États-Unis  », « Améliorer le statut économique des Noirs  » : les titres de ses articles parlent d’eux-mêmes. Beaucoup plus que Friedman, il contribue à faire de l’impôt négatif une proposition cohérente et détaillée, et tente de la promouvoir au niveau politique. A l’idée initiale, Tobin préfère cependant, dans l’intérêt des plus pauvres, sa version « allocation universelle  » ou « demogrant  ». C’est elle qu’il parvient à incorporer dans le programme électoral du candidat démocrate à l’élection présidentielle de 1972, George McGovern, dont il est le principal conseiller économique. L’un des plus fervents partisans de l’impôt négatif est donc celui qui est aujourd’hui devenu le héros d’une partie de la gauche française et européenne, en raison de son idée de taxe sur les transactions financières (rebaptisée « Taxe Tobin  »). Rejeter la proposition, de façon expéditive, parce que la paternité en est attribuée à Milton Friedman et à la droite américaine est donc une aberration factuelle. En outre et surtout, c’est à l’aune de ses qualités et défauts qu’il importe de la juger, non à son pedigree.
b) Impôt négatif, crédit d’impôt et « Prime pour l’emploi  »
Au cours des discussions sur la « Prime pour l’emploi  » (PPE), la confusion quant à l’origine de la proposition d’impôt négatif s’est par ailleurs doublée d’une confusion quant à son contenu précis. Car, à bien y regarder, il na jamais été question que d’une variante très particulière de cette idée, relativement éloignée des mesures préconisées par Tobin, Friedman ou Godino, et encore plus éloignée d’une allocation universelle. Sous cette même appellation « d’impôt négatif  », on a en réalité débattu en France de l’instauration d’un crédit d’impôt pour les revenus d’activité, destiné à compléter le salaire de certains travailleurs. Les différences entre les deux dispositifs sont cruciales . En premier lieu, la PPE telle que mise en place par le gouvernement Jospin ne bénéficiera qu’aux travailleurs. Pas question, donc, d’instaurer une allocation inconditionnelle pour remplacer le RMI ou l’assurance-chômage ; RMIstes et chômeurs ne retirent aucun avantage direct de la mesure. Deuxièmement, le montant de la Prime augmentera avec le salaire, pour atteindre son maximum au niveau du SMIC à temps plein, et décroître ensuite. Dans le cas d’un impôt négatif, l’allocation est maximale lorsque le revenu est nul, et est diminuée si celui-ci s’accroît ; elle s’annule ensuite à un point d’équilibre, que Roger Godino avait justement fixé au SMIC. La PPE pourrait donc être comparativement moins favorable aux plus pauvres des travailleurs, ceux dont le revenu se situe entre le RMI et le SMIC à temps plein. Enfin, le montant de la PPE restera peu élevé en deçà du SMIC, et la Prime risque par conséquent de ne jouer que faiblement son rôle d’incitant au travail. Un impôt négatif, par contre, vient compléter à un niveau élevé les salaires du bas de l’échelle, les rendant plus attractifs.
La PPE est-elle « de gauche  » ? Prise isolément, elle va certainement dans le sens d’une plus grande justice fiscale, puisque les taux marginaux d’imposition frappant les plus bas revenus sont réduits sans que la situation financière des ménages les plus pauvres n’en soit affectée. Cependant, si l’on considère l’ensemble de la réforme Fabius, et la baisse globale de la pression fiscale qui en résulte, la PPE semble bien dérisoire. D’un montant faible, elle redistribue très peu de ressources aux plus pauvres des travailleurs, et aucune aux chômeurs et RMIstes. Une gauche moins timorée, moins « timide  »  pour reprendre l’expression de Rocard , aurait pu introduire un véritable impôt négatif, modeste mais bien calibré, démontrant qu’elle accordait une priorité au sort des plus pauvres, quel que soit leur statut. En choisissant de discriminer entre travailleurs et non-travailleurs, entre travailleurs à temps plein et travailleurs à temps partiel  au motif de préserver les incitants à l’emploi  elle s’est provisoirement privée d’un puissant levier pour améliorer la situation de tous les oubliés de la croissance.
Conclusion : une avancée modeste mais réelle
Début 2001, Daniel Cohen et Thomas Piketty publiaient à quelques jours d¹intervalle deux tribunes utiles aux conclusions apparemment divergentes . Alors que le premier expliquait combien la « Prime pour l’emploi  » était éloignée du modèle pur de l’impôt négatif  dont on avait pourtant beaucoup parlé au cours des semaines précédentes, le second proclamait sans hésitation : « l’impôt négatif est né !  ». J’ose espérer que les quelques clarifications opérées dans cette note aideront à comprendre que ces deux points de vue ne sont pas incompatibles. Comme le souligne Cohen, il est évident que le dispositif de crédit d’impôt retenu par le gouvernement Jospin n’est qu’une variante très spécifique et très hybride de l’impôt négatif. Il n’en reste pas moins  et c’est ce que rappelle judicieusement Piketty  que ce même dispositif introduit un mécanisme entièrement nouveau dans la fiscalité française, mécanisme effectivement similaire à l’impôt négatif et, partant, à l’allocation universelle. C’est en ce sens seulement que l’on peut, prudemment, répondre « oui  » à la question : " La France sur la voie d’un « Revenu Minimum Inconditionnel  » ? ". Un pas, très modeste, a bien été franchi dans la direction d’une allocation universelle. Ce constat ne préjuge toutefois en rien des développements ultérieurs en la matière. Les confusions qui caractérisent une partie du Rapport Bélorgey et celles qui ont contaminé la discussion publique sur la « Prime pour l’emploi  » ont montré que le débat sur la justice redistributive pouvait aussi être difficile, souvent technique, et parfois ennuyeux. Ces difficultés, qui rendent nécessaires un patient travail d’explicitation et de clarification, ne doivent cependant pas occulter l’essentiel : le choix de tel ou tel instrument est hautement politique, et exprime une vision éthique qui dépasse le cadre de la réforme ponctuelle.
L’impôt négatif et, plus encore, l’allocation universelle, pourraient constituer des façons élégantes et transparentes de concilier souci pour l’efficacité économique et souci pour la justice sociale. A plus d’un titre, ces mesures interrogent notre conception du rôle de l’État providence et du sens de sa modernisation. Pour toutes ces raisons, les deux propositions méritent, à mes yeux, bien mieux qu’un examen approximatif ou qu’un rejet expéditif.
Paru dans Mouvements, n° 15, mai-juin-juillet-aoà »t 2001.